Un chiffre traverse les décennies et refuse de s’effacer : plus de 150 ans après Darwin, des concepts nés dans la biologie irriguent toujours les sciences humaines. Qu’on le veuille ou non, la sélection naturelle et l’adaptation sociale marquent encore la manière dont psychologues et anthropologues observent le comportement humain. Les critiques fusent, pourtant ce prisme évolutionniste conserve une force d’attraction singulière.
Des pratiques sociales longtemps jugées absurdes ou dénuées de logique prennent soudain sens lorsqu’on les regarde à travers la lentille de l’évolution. La pertinence de cette approche fait débat, tantôt célébrée, tantôt remise en cause dès qu’il s’agit d’embrasser la complexité des sociétés humaines. Mais son empreinte dans le champ des sciences sociales ne faiblit pas, bien au contraire.
L’évolutionnisme : origines et concepts clés en sciences sociales
L’essor de l’évolutionnisme en sciences sociales s’ancre dans la grande secousse intellectuelle du XIXe siècle. Portée par la théorie de l’évolution de Charles Darwin et Alfred Russel Wallace, cette vague submerge les sciences naturelles avant d’inspirer les pionniers de la sociologie. Parmi eux, Herbert Spencer adapte les principes darwiniens au tissu social. Il s’appuie sur l’idée de lutte pour l’existence et postule que, tout comme les êtres vivants, les sociétés évoluent selon des lois naturelles qu’il s’agit de repérer.
La dynamique ne s’arrête pas là. Le darwinisme offre un socle méthodologique, mais Spencer tisse aussi des liens avec la sociologie d’Auguste Comte, la pensée utilitariste de John Stuart Mill et l’économie politique d’Adam Smith. Ce brassage nourrit une théorie de l’évolution sociale : la société cesse d’être un bloc immobile et devient un organisme en perpétuelle transformation, mu par des dynamiques multiples.
Voici les principes que l’évolutionnisme met au cœur de l’analyse sociale :
- Progrès social : chaque société avancerait vers des formes plus complexes, plus différenciées.
- Lois naturelles : les règles qui gouvernent le vivant servent de matrice pour lire les organisations collectives.
- Comparaison intersociétale : les sociétés s’ordonnent selon une histoire évolutive tissée de filiations et de ruptures.
L’évolutionnisme invite à penser les changements sociaux comme le produit d’un long cheminement. Notions de différenciation, d’adaptation, de sélection deviennent des outils pour interpréter l’histoire des institutions et des comportements. Les discussions actuelles en sciences humaines montrent à quel point ces concepts restent vivants, mais aussi sujets à controverse.
Pourquoi l’évolutionnisme a-t-il transformé la psychologie et l’anthropologie ?
L’arrivée du paradigme évolutionniste a bouleversé la façon dont psychologues et anthropologues abordent le comportement humain. La psychologie évolutionniste place l’adaptation au centre de l’analyse : elle considère que nombre de nos réactions, émotions et stratégies cognitives sont le fruit d’un tri sélectif, forgé sur le temps long. Des chercheurs comme Leda Cosmides et John Tooby vont même jusqu’à réinterpréter la psychologie cognitive comme une somme de fonctions mentales forgées par l’évolution, chacune trouvant sa raison d’être dans une efficacité adaptative.
En anthropologie, cette grille de lecture a poussé à comparer les sociétés, à traquer dans la diversité de leurs institutions et rituels les traces d’une dynamique évolutive. Les sociétés ne sont plus isolées, mais liées par des transformations continues, soumises à des forces de changement. Émile Durkheim et Marcel Mauss ont repris ces outils pour analyser la division du travail et la conscience collective. Durkheim, notamment, s’est appuyé sur la distinction entre solidarité mécanique et organique pour décrire les différents modes d’intégration sociale, tout en gardant une distance critique avec la vision linéaire de Spencer.
L’évolutionnisme a ouvert la voie à une explication de la diversité humaine qui ne soit ni hiérarchique, ni figée. Les anthropologues sont allés sur le terrain, observant comment l’unité psychique de l’humanité s’exprime dans la pluralité des cultures. Les débats restent nourris, avec des voix comme celle de Stephen J. Gould qui rappellent que la grille évolutionniste ne suffit pas toujours à rendre compte des spécificités sociales. Le dialogue entre héritage biologique et construction culturelle demeure intense.
Étude de cas : un exemple concret d’application évolutionniste
Plongeons dans la démarche de Herbert Spencer pour saisir, de façon très concrète, ce que peut apporter une lecture évolutionniste de la société. Spencer, au croisement de la philosophie, de l’économie politique et des sciences sociales, oppose la société militaire, fondée sur la discipline et la centralisation, à la société industrielle, qui privilégie l’individualisme, la coopération et le laisser-faire. Pour lui, l’évolution sociale tendrait vers une autonomie accrue des individus.
Dans ses ouvrages majeurs, Social Statics et les Principes de sociologie, il avance que l’histoire des sociétés suit une trajectoire de différenciation et de spécialisation des fonctions. Ce processus, qu’il rapproche des lois naturelles, s’accompagne d’un recul progressif du rôle de l’État. Spencer critique l’intervention de l’État, jugeant qu’elle va à l’encontre de l’auto-organisation des sociétés. Il distingue la justice, qui doit, selon lui, primer ,, de la bienfaisance imposée. À ses yeux, seule la « bienfaisance positive » (l’aide volontaire) est légitime, là où la « bienfaisance négative » (interventions coercitives) doit être limitée.
De nos jours encore, ce schéma inspire des débats sur la justice sociale, la notion de progrès ou la place des institutions. Spencer affirme que les sociétés ne sont jamais figées : elles se transforment sous l’action de mécanismes semblables à ceux du vivant, mais adaptés à la complexité collective. Cette perspective, sans cesse discutée, continue d’éclairer, et parfois de heurter , notre manière de penser le changement social.
Réfléchir aux enjeux contemporains de l’évolutionnisme en sciences sociales
L’évolutionnisme n’appartient pas qu’aux grandes constructions intellectuelles du XIXe siècle. Aujourd’hui encore, il sert de référence pour comprendre les transformations sociales et questionner les liens entre lois naturelles et lois sociales. L’idée de progrès social suscite toujours la controverse. Certains, dans le sillage de Spencer, voient dans la société un organisme évoluant graduellement selon des principes proches de ceux de Darwin. D’autres, inspirés par le marxisme ou le socialisme scientifique, mettent en garde contre la tentation de naturaliser l’ordre établi et de cautionner les inégalités.
Les débats actuels, notamment dans des centres de recherche comme l’Institut Jean Nicod ou l’IHPST (CNRS/Paris-I), examinent à nouveaux frais le paradigme adaptationniste. Le « panglossian paradigm », expression de Stephen Jay Gould, incarne cette pluralité d’interprétations. L’évolutionnisme doit-il servir à expliquer les adaptations sociales, ou n’est-il qu’un récit idéologique ? Les oppositions entre propriété privée et propriété collective, entre droit naturel et caractère national, jaillissent à nouveau dans la réflexion sur la mutation des sociétés.
Ce dialogue entre histoire, philosophie et politologie ranime la question : jusqu’où les sciences sociales peuvent-elles puiser dans la théorie de l’évolution sans se dissoudre dans la biologie ? Les controverses sont loin d’être éteintes. Les critiques adressées à Spencer, de Croce à Kuliscioff, ou la place tenue par des revues comme Critica sociale, en témoignent. L’évolutionnisme, loin d’être une doctrine arrêtée, continue de nourrir la réflexion sur la légitimité du changement social et sur la frontière, toujours mouvante, entre déterminisme et liberté collective.
À l’heure où les sociétés s’inventent de nouveaux récits, le regard évolutionniste, qu’on s’en réclame ou qu’on le conteste, reste un point de passage obligé pour comprendre nos manières de changer, et d’imaginer ce que changer veut dire.


